Votre grâce,
C’est avec une immense tristesse que nous avons appris, nous soussignés personnages imaginaires, que nous resterions encore au placard durant les fêtes. Permettez-nous de vous dire que cet outrage nous en a mis gros sur la patate. C’est pourquoi, nous nous sommes réunis dans une salle de théâtre vide, afin de tenir compagnie à trois fauteuils rouges désœuvrés.
Nous avons respecté le protocole : moins de six personnages. Le sacrifice de l’art est incarné par deux jambes qui pendouillent mollement dans le vide. Sur la gauche, détournant le regard, votre grâce toise la plèbe de son mépris. ( Vous noterez le croquignolesque de vos orteils. )
En retrait, Madame la Ministre, contemplant d’un air hagard le désastre auquel vous condamnez la culture. Debout à droite, un inutile à moitié nu : il s’agit d’un peintre bipolaire peu médiatisé dont l’œuvre n’a aucune valeur financière. Son pseudonyme est Toxine Glyphosate, il a coutume de peindre des insectes morts et son hygiène de vie est douteuse. Le deuxième gugusse est un metteur en scène non subventionné. Il songe à son prochain chef d’œuvre : un spectacle sur la mort de l’art, sans argent et sans comédiens.
Cette photographie n’est qu’une modeste tentative symbolique : sublimer votre condescendance sociale, l’isolement, le dialogue rompu et notre sacrifice. Il se pourrait néanmoins qu’elle rencontre un jour un certain succès dans une galerie à New-York. Vous auriez alors le loisir de la revendre au plus offrant.
Nous, soussignés personnages, remercions malgré tout votre grâce d’avoir autorisé les artistes à nous « répéter » dans des théâtres vides. C’est très aimable à vous d’autoriser les moins fragiles à survivre. Tant pis pour les saltimbanques qui répètent sans pouvoir se payer. Tant pis pour les techniciens au placard. Tant pis pour les pots cassés. Il fallait bien faire le ménage. Précaire, si ce n’est pauvre, et pour l’amour de l’art ! Mais quel toupet !
Votre grâce, votre éminence, vous chagrinez bien des personnes avec votre mépris. Cet été, vos arrangements avec Monsieur du Fou ont fait grincer bien des dents. Vos troufignons sont fatigués de vos mesures liberticides et absurdes. Croyez-vous que l’utilité d’un clown soit d’amuser la galerie dans les rayons charcuteries des grandes surfaces pour optimiser les ventes? Certains écrivains n’écriront jamais de best-seller. Il se pourrait que leurs mots soient plus que jamais essentiels.
Nous, soussignés personnages, existons depuis la nuit des temps. Bien avant Netflix, nous gambadions dans l’imagination de vos ancêtres, à travers les contes, les livres, les peintures, le théâtre puis le cinéma. Nous contribuons à rendre ce monde meilleur, plus supportable et plus intelligent. Nous insufflons l’espoir et la joie, le rire et les larmes. Nous sommes les émotions, les rêves, les voyages de ceux qui n’en ont pas.
Votre grâce, nous ne servons pas qu’une industrie. Et les livres invendus, les spectacles intimistes, les films d’auteurs, les actes poétiques sans enjeux financiers, ont le droit et le devoir d’exister. Les temps sont durs, mais la maladie qui ronge le monde ne vous donne pas le droit, en aucun cas, de nous briser. Nous, soussignés personnages imaginaires, crachons donc sur votre mépris. Inutile d’envoyer des matraques et de hausser le ton. Vous pouvez nous étouffer à petit feu, n’avoir aucun respect pour tous les créateurs de l’ombre et les salles vides : nous étions là, nous sommes là, et nous serons là. Malgré votre acharnement à leur promettre une vie de merde, reclus derrière des télévisions, avec pour seule distraction les centres commerciaux.
Nous, soussignés personnages imaginaires, vous souhaitons un excellent réveillon. Et que le champagne coule à flots dans vos coupes de cristal.
Le Blog de l'EPINE (Ecrire nos Personnages Imaginaires Non Essentiels)
L'autrice: Julie Cayeux
Le photographe: Olivier Bonnet
Les personnages: Jérôme Revel
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